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Le féminisme académique entretient une relation ambiguë avec l’intersectionnalité qu’il encense et discipline du même souffle. Par un ensemble de discours et de pratiques, la pensée critique raciale est évacuée de l’appareillage actuel de l’intersectionnalité et les personnes racialisées comme productrices des savoirs intersectionnels se trouvent marginalisées dans les débats et les espaces académiques contemporains. La science sert souvent d’alibi dans de telles opérations. Ces dernières font l’objet de l’analyse de l’auteure qui les conceptualise en tant que blanchiment de l’intersectionnalité.
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Dans les essais critiques rassemblés dans Black Looks , Bell Hooks interroge les vieux récits et plaide pour des façons alternatives de regarder la noirceur, la subjectivité noire et la blancheur. Elle se concentre sur le spectateur - en particulier, la façon dont la noirceur et les Noirs sont vécus dans la littérature, la musique, la télévision et surtout le cinéma - et son objectif est de créer une intervention radicale dans la façon dont nous parlons de race et de représentation. Comme elle le décrit : "les essais de Black Looks sont destinés à défier et à déstabiliser, à perturber et à renverser". Comme peuvent en témoigner les étudiants, les universitaires, les militants, les intellectuels et tous les autres lecteurs qui se sont intéressés au livre depuis sa sortie originale en 1992, c'est exactement ce que font ces articles.
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Avec "De la marge au centre", son deuxième essai paru aux États-Unis en 1984, bell hooks poursuit la réflexion initiée dans "Ne suis-je pas une femme?" Étudiant les succès et les manquements des mouvements féministes qui ont traversé le xxe siècle, elle constate l'échec de la création d'un féminisme de masse qui s'adresserait à toutes. Elle s'attache ainsi, dans un style toujours accessible, à bouleverser les représentations habituelles de la pensée féministe majoritaire en plaçant au centre de sa réflexion les femmes noires et/ou des milieux populaires, insistant sur le besoin profond d'une approche révolutionnaire de ces questionnements. Cet ouvrage percutant a imposé bell hooks comme l'une des voix les plus influentes et stimulantes de la scène féministe
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"Ne suis-je pas une femme? Telle est la question que Sojourner Truth, ancienne esclave, abolitionniste noire des États-Unis, posa en 1851 lors d'un discours célèbre, interpellant féministes et abolitionnistes sur les diverses oppressions subies par les femmes noires : oppressions de classe, de race, de sexe. Héritière de ce geste, Bell Hooks décrit dans ce livre devenu un classique les processus de marginalisation des femmes noires et met en critique les féminismes blancs et leur difficulté à prendre en compte les oppressions croisées. Un livre majeur du "black feminism" enfin traduit plus de trente ans après sa parution ; un outil nécessaire pour tous à l'heure où, en France, une nouvelle génération d'afro-féministes prend la parole."-- Quatrième de couverture.
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This ground-breaking collection provides hours of enjoyment for the general reader and a wealth of materials needed to develop course units on black women; political theory, literary essays on major writers, guidelines for consciousness-raising about racism, and surveys of black women's contributions to the blues. "Important and innovative
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Cette recherche propose d’interroger l’activité rap montréalaise d’un point de vue sociodiscursif et à l’aune du genre, à travers le prisme des pratiques, des représentations, des expériences et des trajectoires de rappeuses à Montréal. Inscrite dans le champ de la sociolinguistique et arrimée aux, ancrages théoriques et épistémologiques qui envisagent le genre comme un rapport social coproduit et les subjectivités en tant que traversées des rapports sociaux, mais jamais Pleinement déterminées par ces derniers, cette étude se base sur une enquête de terrain réalisée en 2011 auprès de rappeuses à Montréal. Axée sur un corpus discursif et interprété selon une méthode qui croise analyse du discours et analyse de contenu thématique, elle engage une approche des phénomènes et des processus à l’œuvre en tant qu’ils sont territorialisés.Les pratiques, les expériences et les représentations des rappeuses seront envisagées dans un contexte marqué par leur « rareté ». Il sera constaté qu’outre une actualisation des rapports sociaux de sexe, les pratiques et les expériences des rappeuses sont aussi impactées par les enjeux sociolinguistiques de l’espace montréalais, ainsi que par ce qui relève du concept de québéquicité. Ainsi, les rappeuses composent leurs pratiques et leurs trajectoires en étant toujours situées à une place unique, dynamique et forcément ambivalente au sein de la matrice de la domination, et qui se façonne notamment par l’imbrication du genre, du langage, des représentations sur le rap, et des héritages d’une idéologie de la francophonie canadienne-française, que réactualise notamment le concept de québéquicité contemporain.
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« Ouvrage collectif rassemblant douze femmes, auteures du monde noir, autour du thème du plaisir au féminin. Le seul critère était d'écrire sur le corps et sur la sensualité, voire sur la sexualité. Volcaniques. Une anthologie du plaisir répond à l'ouvrage "Première nuit. Une anthologie du désir" (Mémoire d'encrier, 2014), qui, lui, mettait en scène onze auteurs noirs, tous des hommes écrivant sur le thème du désir. Une exploration sensuelle complexe et décomplexée. »-- Site Web de l'éditeur.
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Cette thèse se veut une théorisation des processus par lesquels les activistes féministes Autochtones et femmes de couleur antiraciste-radicales identifient, conceptualisent et résistent aux formes interreliées de violence interpersonnelle, sexuelle et étatique carcérale au sein des sociétés de colons blancs du Canada et des États-Unis. J'argumente que l'état carcéral invasif a reconstitué et revivifié la production de la citoyenneté genrée et racisée et la suprématie blanche, en plus de pousser les femmes Autochtones et les femmes de couleur vers l'élimination légale et la mort sociale. Bien qu'elles soient en grande partie omises des cadres d'analyse de l'activisme féministe de masse anti-violence sexuelle, de l'abolitionnisme antiprison et des mouvements contre la brutalité policière, nous, femmes Autochtones et femmes de couleur, sommes à la fois les cibles de l'application de la loi et de la violence de l'état et les instigatrices de la résistance et des théoriciennes à part entière. L'objectif de cette thèse est double : d'abord, j'examine les nouvelles connaissances théoriques qui ont été amenées par des féministes Autochtones et femmes de couleur antiraciste-radicales sur la répression étatique et sur le rôle que jouent les tendances antiradicales, libérales et néolibérales (notamment celles perpétuées par le féminisme carcéral de masse, qui promeut des stratégies pro-criminalisation dirigées par l'État pour remédier à la violence sexiste et sexuelle) dans le maintien de l'état carcéral. Deuxièmement, j'argumente que l'érudition antiraciste-radicale, féministe activiste vient contrer la politique libérale de la reconnaissance et offre au lieu des modèles radicaux et oppositionnels de justice, de réparation et de riposte qui s'inscrivent dans une pratique féministe de justice transformatrice. La justice transformatrice tend à développer des stratégies pour aborder la violence intime, interpersonnelle, communautaire et structurelle du point de vue de l'organisation politique autonome dans le but de dépasser les systèmes imposés par l'état de criminalisation et de pénitence. Je situe ma recherche dans une lignée transnationale d'études féministes des prisons, de critical ethnic studies, d'études féministes Autochtones, de Black feminist studies, et de critical race feminism. Afin d'examiner l'érudition activiste des filles et des femmes qui sont aux premiers rangs d'un féminisme en développement, des mouvements antiviolence pour la justice médiatique, pour la justice transformatrice et pour l'abolition des prisons, j'emploie un éventail de méthodologies qui comporte l'auto-ethnographie, l'étude de cas et l'analyse du discours de textes issus des médias, de la loi et des mouvements sociaux. Je me base sur ces textes pour souligner que l'épistémologie des féministes Autochtones et femmes de couleur antiraciste-radicales jette les bases théoriques et activistes nécessaires au rejet de la politique libérale de la reconnaissance et nourrit un engagement sans compromis à l'abolition de l'état carcéral.
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"Comment et pourquoi plus de deux millions d’américains sont aujourd’hui derrière les barreaux ? Comment les entreprises font-elles profit du système carcéral ? Quels sont les mécanismes qui conduisent à criminaliser les communautés de couleur et à désaffilier politiquement de larges franges d’électeurs dans les minorités ? Comment et pourquoi plus de deux millions d'américains vivent en prison ? Comment les entreprises font-elles profit du système carcéral ? Quels sont les mécanismes qui criminalisent les communautés de couleur et désaffilient politiquement les électeurs des minorités ?
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Cette thèse porte sur la mobilisation de la notion de choix dans les discours et les débats féministes contemporains. De nombreuses auteures (McRobbie, 2008; Baker, 2008; McCarver, 2011) ont noté que les notions de choix et de liberté individuelle sont très répandues dans les discours féministes et sociaux contemporains, un phénomène qu'elles ont appelé la « rhétorique », l'« idéologie » ou la « politique » de choix. Dans ces discours, les femmes sont considérées comme des personnes qui sont devenues libres, en partie grâce au féminisme. Cette thèse se propose d'aller plus loin en analysant empiriquement la mobilisation de la notion de choix dans les discussions et les débats sur les blogues féministes. Elle a pour objectif de répondre à la question de recherche suivante : En quels termes la notion de choix est-elle mobilisée dans les discours et les débats féministes contemporains à la lumière des échanges recensés sur les blogues féministes? La problématique (chapitre 1) s'appuie tout d'abord sur le constat de la prégnance de la notion de choix dans les discours féministes et sociaux contemporains. Elle montre ensuite l'intérêt d'étudier les discussions et les débats sur les blogues féministes, considérés comme des espaces importants de diffusion, de développement et de renouvellement des discours et des pratiques féministes. Sur le plan théorique (chapitre 2), l'étude articule une approche inspirée des théories féministes radicales matérialistes, des théories féministes noires et postcoloniales et de la sociologie des rapports sociaux. Sont également examinés de façon critique certains courants féministes qui mobilisent particulièrement la notion de choix (notamment la « troisième vague » du féminisme, le « girl power » et le postféminisme). D'un point de vue méthodologique (chapitre 3), la thèse prend comme matériau d'analyse les discussions et les débats mobilisant la notion de choix sur les blogues féministes. Au total, 2 246 billets (et leurs commentaires), provenant de 33 blogues féministes, sont analysés. Basée sur une approche méthodologique inductive et itérative, l'analyse consiste à repérer des thèmes centraux et des idées récurrentes dans les discussions. Le cœur de la thèse consiste en une analyse empirique de la mobilisation de la notion de choix dans les discussions et les débats sur les blogues féministes. Elle fait tout d'abord (chapitre 4) un portrait des blogues féministes, des blogueuses et des commentatrices, notant aussi la diversité des sujets sur lesquels la notion de choix est mobilisée. La thèse s'intéresse ensuite aux discussions mobilisant la notion de choix. Elle aborde (chapitre 5) l'enjeu de l'accès à l'avortement, sujet le plus fréquemment abordé dans le matériau d'analyse. L'analyse montre que les discussions sont souvent axées sur la liberté de choisir (« pro-choix ») et tendent à faire disparaître les discours mettant de l'avant le droit à l'avortement et à la justice reproductive. L'étude analyse enfin (chapitre 6) deux représentations, celle du « féminisme comme liberté individuelle de choix » et celle du « féminisme comme libération collective des femmes », qui développent chacune des conceptions différentes de l'association entre la notion de choix et le féminisme. La thèse rend compte (chapitre 7) du double constat de la prégnance de la notion de choix sur les blogues féministes et de la dépolitisation des discours féministes centrés sur la liberté individuelle de choix. Ces discours ont en effet tendance à effacer les rapports sociaux des analyses féministes de l'oppression des femmes, au profit d'une conception individualiste de leurs choix et de leurs expériences. La thèse insiste en conclusion sur l'importance de (re)mettre de l'avant le potentiel critique du féminisme en ce qui concerne les rapports sociaux, et par le fait même, de repolitiser les discours féministes.
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Interrogeant la figure de la « féministe rabat-joie », cet article propose d’en explorer la négativité, aussi bien que la capacité d’agir dont elle est la promesse. Il s’agit ainsi, en repositionnant la pensée féministe comme critique de l’injonction au bonheur, de comprendre le sujet féministe en tant que sujet obstiné. L’obstination féministe est alors appréhendée comme le socle incertain d’une politique collective traduisant les émotions individuelles, la douleur ou la colère ressentie face aux injustices. Au-delà, la figure du sujet obstiné permet de saisir la façon dont, au sein des espaces féministes, les femmes noires ont pu être réduites à leur colère et désignées comme cause des divisions engendrées par le racisme. La position de sujet obstiné constituerait ainsi autant un lieu de tensions que de revendications politiques. https://www.saranahmed.com/
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(Entretien en deux parties avec la sociologue Sirma Bilge) Repolitiser l'intersectionnalité ! Première Partie Sirma Bilge est professeure agrégée au Département de Sociologie de l’Université de Montréal où elle poursuit des travaux sur l’intersectionnalité, les collusions contemporaines entre la gouvernementalité de l'immigration/l'intégration et les politiques de genre et sexualités à partir des perspectives théoriques critiques puisant dans l'intersectionnalité, les approches post-/dé-coloniales, Critical Race Theory et Queer of color critique. Elle est membre élu des conseils exécutifs des comités de recherche de l'Association internationale de sociologie (ISA) sur "Racisme, nationalisme et relations ethniques" (RC05) et "Femmes et société" (RC32), ainsi que l'éditrice associée du Journal of Intercultural Studies. Quelques publications récentes ou à venir sont: Bilge, Sirma (sous évaluation). "Intersectionality Undone: Saving Intersectionality from Feminist Intersectionality Studies", (K. Crenshaw ed.), special issue, Du Bois Review: Social Science Research on Race, Cambridge Journals. Bilge, Sirma (à paraître). "Racialized Governmentality: An Analytics of Accommodation. Reading the Racial Subtext of the Quebecois Accommodation Debate" Politikon. South-African Journal of Political Studies (accepté pour publication). Bilge, Sirma, 2012, "Mapping Quebecois Sexual Nationalism in Times of Crisis of Reasonable Accommodations" Journal of Intercultural Studies 33(3): 303-318. Bilge, Sirma & Paul Scheibelhofer, 2012, "Unravelling the New Politics of Racialised Sexualities: Introduction" Journal of Intercultural Studies 33(3): 255-259. Bilge, Sirma. 2012. "Developing Intersectional Solidarities: A Plea for Queer Intersectionality", in Malinda Smith & Fatima Jaffer (eds), Beyond the Queer Alphabet: Conversations in Gender, Sexuality and Intersectionality. Teaching Equity Matters E-book series, University of Alberta, Canada. http://www.fedcan.ca/en/blog/developing-intersectional-solidarities-plea-queer-intersectionalityx Bilge, Sirma, 2011, "De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe", L'Homme et la société, no. 176-177, 2010/2-3, 43-64. Bilge, Sirma, 2010a, "Beyond Subordination vs. Resistance: An Intersectional Approach to the Agency of Veiled Muslim Women", Journal of Intercultural Studies 31(1): 9-28. Bilge, Sirma, 2010b, " 'alors que nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi' : la patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre dans une 'nation' en quête de souveraineté', Sociologie et Sociétés 42(1): 197-226. Bilge, Sirma & Olivier Roy, 2010c, "La discrimination intersectionnelle: naissance et développement d’un concept et les paradoxes de sa mise en application en droit antidiscriminatoire" Canadian Journal of Law and Society 25(1): 51-74. Bilge, Sirma & Ann Denis, 2010d, "Introduction: Women, Intersectionality and Diasporas", Journal of Intercultural Studies 31(1): 1-8. Bilge, Sirma, 2010e, "Recent Feminist Outlooks on Intersectionality", Diogenes no. 225: 58-72 (traduction de l'article publié en français en 2009). Bilge, Sirma, 2009, "Théorisations féministes de l'intersectionnalité", Diogène no. 225, janvier-mars: 158-176. 1) IRESMO : Les théories de l’intersectionnalité constituent un courant théorique important en particulier en Amérique du nord, alors qu’il s’agit d’un champ de recherche encore relativement peu développé en France. Comment définiriez-vous cette notion d’intersectionnalité ? Sirma Bilge : Afin de dégager les contours de ma propre compréhension de l'intersectionnalité ainsi que l'usage que j’en fais, je dois d'abord souligner l'importance que j'accorde à ne pas dissocier la "théorie" de l’action politique, car il s'agit à mes yeux d'un outil de lutte forgé dans l'esprit de l'aphorisme bien connu d'Audre Lorde: 'les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maitre' (master's tools will never dismantle master's house). Il s'agit donc d'une manière de penser et d'agir sur les rapports de domination, et ce au-delà de la dichotomie structure/culture. Profondément ancrée dans une perspective de justice sociale, sa prémisse de base, désormais bien connue du public averti, est le caractère enchevêtré des rapports de pouvoir, qui sont toujours dotés des spécificités spatio-temporelles, laquelle s'accompagne d'un engagement normatif de la prise en compte de ces imbrications tant dans la recherche que dans l'activisme, la diffusion des savoirs, la pédagogie, l'intervention auprès des pouvoirs publics (analyse des politiques publiques, des outils d'intervention) etc.. La dimension proprement scientifique de l'intersectionnalité doit rester, à mes yeux, étroitement lié à ce côté pragmatique et politique. Je dois insister sur ce point dans la mesure où je note une dérive de l'intersectionnalité, particulièrement marquée en contexte européen, vers un académisme abstrait, qui se complait dans des discussions d'ordre purement théorique voire méta-théorique sans prise avec la recherche empirique, ni avec ce qui se passe dans les milieux de pratique où l'intersectionnalité est (ré)interprétée et déployée à des fins diverses et pas forcément contre-hégémoniques1. Bien entendu, cette dérive doit être en soi un objet d'analyse intersectionnel qui interrogerait les conditions matérielles et idéelles qui sous-tendent son "introduction" (qui requiert souvent une traduction) dans un nouveau contexte national. Il faut demander quels sont les acteurs locaux qui bénéficient (sur le plan de leur carrière) de cette "introduction", quels savoirs locaux se trouvent légitimés par cette "nouveauté" et quels acteurs locaux et savoirs locaux se trouvent exclus ou marginalisés. Aussi, faut-il interroger les rapports de force en jeu dans la sélection même des auteurs et textes à introduire/traduire, qui seront en quelque sorte canonisés, mais aussi fossilisés du fait d'une réception académique ambivalente qui les honore et les neutralise politiquement d'un même souffle.2 Face à une circulation accrue et à grande échelle de l'intersectionnalité, qui ne se passe pas sans opportunisme, il me paraît indispensable de se pencher sur ces politiques d'introduction et de traduction, qui dans bien des contextes participent à la dépolitisation et au blanchissement de l'intersectionnalité.3 Ces pratiques d'appropriation et de détournement qui neutralisent l'intersectionnalité sur le plan politique sont devenues une préoccupation centrale pour moi, laquelle marquera, vous le constaterez, les réponses que je donnerai à vos questions. Quand en tant qu'universitaire étranger, on est invité à intervenir dans les débats sur l'intersectionnalité qui se déroulent dans un contexte national dont les enjeux locaux nous échappent en grande partie, il me semble qu'il faut être doublement attentif. Dans quel sens cette intervention sera-t-elle utilisée? Dans un sens qui empower ou disempower des savoirs subjugués et desacteurs marginalisés? Je crois avoir développé ces dernières années, à force d'expériences révélatrices, un plus grand sens de responsabilité et d'accountability (imputabilité) quant aux effets de mes propres interventions, si de façon involontaire, elles contribuent ou non à dépolitiser l'intersectionnalité et à la blanchir. Je pense qu'il faut repolitiser l'intersectionnalité, renouveler l'engagement normatif à son fondement comme praxis politique et confronter les tendances dominant les débats dans certains cercles universitaires qui l'éviscèrent littéralement de son potentiel politique. Il est d'ailleurs fort éloquent que deux figures clés de l'intersectionnalité, Kimberlé Crenshaw et Patricia Hill-Collins, avouent ne plus reconnaître ce qu'est devenu dans ces débats européens l'outil qu'elles ont contribué à forger avec d’autres féministes de couleur.4 Si l'intersectionnalité à l'européenne est devenue méconnaissable aux yeux de celles que nous considérons à juste titre comme les architectes de cette approche, cette situation découle pour une bonne partie de l'évacuation de la pensée critique raciale de l'appareillage de l'intersectionnalité dans ce contexte où elle est surtout utilisée au sein des gender studies encore largement dominé par un féminisme académique et institutionnalisé ne problématisant pas son habitus racial, le privilège blanc – un contexte caractéristique de ce que David Theo Goldberg nomme l'européanisation raciale où la race est le fondement tacite. Pour Goldberg, l'Europe commence à exemplifier "ce qui se produit lorsqu'aucune catégorie n'est disponible pour nommer une série d'expériences qui sont liées dans leur production ou du moins dans leur modulation historique et symbolique, de façon expérientielle et politique, aux arrangements et engagements raciaux"5. En prenant le cas de la France par exemple où mon intervention sera diffusée, si urgence est, elle se trouve à mes yeux non pas dans la question de oui ou non l'intersectionnalité participe à une fragmentation prétendue des luttes sociales en raison du travail de déconstruction et/ou des-essentialisation opérées par des théories poststructuralistes, mais bien comment elle peut servir pour sortir de l'impasse des luttes antiracistes libérales et de leur corruption actuelle par une politique de la droite ultra désormais devenue mainstream qui véhicule à grande échelle le mythe d'un "racisme anti-blanc", appelé "reverse racism" dans le contexte anglophone. Je suis ébranlée par la situation raciale actuelle où par exemple à l'Université de Texas à Austin, une étudiante blanche porte en toute légalité plainte contre l'administration universitaire en alléguant d'être victime de racisme anti-blanc, d'être discriminée en tant que blanche car elle ne peut pas profiter des mesures d'équité destinées aux groupes "historiquement désavantagés", alors même que dans la même université, des attaques racistes récurrentes, les ballons remplis à l'eau de javel, ciblent les étudiants non-blancs, ne conduisent pas à une sensibilisation générale que nous sommes loin d'être dans l'époque supposément post-raciale. La France nous fournit aussi matière à indignation, ce qui n'est pas pour moi une posture non scientifique, bien au contraire. Ainsi un ministre peut parler de l'inégalité des civilisations en toute impunité alors que des figures de lutte contre le racisme anti-musulman comme Houria Bouteldja ou Saïd Bouamama sont traduits en justice pour racisme anti-blanc. L'intersectionnalité, dans sa version non blanchie où l'analyse des rapports sociaux de race n'est pas optionnelle, rend possible une praxis antiraciste radicale qui s'impose dans ces contextes de déni ou de détournement. 2) IRESMO : Une des controverses qui anime ce champ de recherche consiste à s’interroger sur le fait de savoir si l’on doit le situer dans la continuité des théories post-structuralistes insistant sur les dimensions culturelles ou dans la filiation de la théorie marxiste centrée sur les rapports sociaux économiques. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ? Sirma Bilge : Je ne suis pas convaincue que cette question soit une controverse centrale du champ d'études intersectionnelles du moins pas dans le contexte nord-américain et britannique où j'ai le plus de contacts. Recadrer l'intersectionnalité de telle façon qu'elle serait traversée, structurée par cette opposition entre le discursif et le matériel (la culture et l'économie) c'est faire fi de tout un pan de la littérature qui l'a dépassée. C'est aussi couper l'herbe sous le pied des groupes et mouvements de subalternes qui l'ont aussi dépassé dans leurs actions fondées sur les politiques de positionnalité (que l'on aurait tort de disqualifier comme identitaire ou essentialiste) mais luttant contre les discriminations structurelles: le PIR (Parti des Indigènes de la République) en est un exemple à mes yeux. Je refuse d'aligner ma pensée à ces dichotomies doxiques. Une manière non doxique et peut-être contre-hégémonique d'aborder cette question serait de ne pas la lire sous le signe de la controverse mais de la pluralité des perspectives qui se prévalent de l'intersectionnalité, et surtout de faire voir la littérature foisonnante qui dépasse cette dichotomie, en combinant dans leurs analyses non seulement le structurel et le culturel, mais aussi la dimension disciplinaire (qui doit beaucoup à Foucault et aux perspectives critiques de biopolitique et de gouvernementalité) et la dimension interpersonnelle d'inspiration plus interactionniste. On trouve ainsi dans les travaux de Patricia Hill-Collins, un analytique du pouvoir complexe, comprenant quatre domaines: structurel, culturel (ou hégémonique), disciplinaire et interpersonnel.6 Je ne peux discuter en détail ici de l'état avancé de la littérature intersectionnelle sur cette question, lequel est visiblement mal connu en France, si on se fie aux portraits approximatifs et caricaturaux proposés qui font faire/dire à l'intersectionnalité ce qu'elle ne fait/dit pas (par exemple réduire la classe à une catégorie identitaire ou encore comme catégorie discursive de classement); je me contenterai de faire allusion à un des sous-thèmes de cette vaste littérature, la justice reproductive, et de citer quelques ouvrages dont les analyses intersectionnelles dépassent de façon très convaincante et enrichissante le faux dilemme culture/structure: Dorothy Roberts Killing the Black Body: Race, Reproduction and the Meaning of Liberty (Pantheon Books, 1997); Ange-Marie Hancock The Politics of Disgust: The Public Identity of the Welfare Queen (New York University Press, 2004), et le livre magistral de Harriet A. Washington qui ne porte qu'en partie sur la question des droits reproductifs, Medical Apartheid: The Dark History of Medical Experimentation from Colonial Times to the Present (Doubleday, 2006). Les analyses proposées dans ces travaux allient l'exploitation (dans la plantation d'antan comme sur le marché du temps présent, en liberté ou en captivité –en prison) et la domination juridique, sociopolitique et culturelle –par exemple les liens entre les discours et représentations hégémoniques de la sexualité prétendue pathologique (hypersexualité) des jeunes femmes noires, de leur maternité supposée indigne, etc. sur les politiques et les pratiques d'aide sociale (welfare) qui les ciblent, sur le travail forcé, la stérilisation imposée... La complexité de cette littérature mérite d'être connue et reconnue pour en finir avec cette opposition (matériel/symbolique) qui confine la pensée dans un débat entre académiques où chacun s'enrôle dans une défense acharnée de son camp et n'hésite pas à caricaturer le camp adverse par le biais d'arguments de type "homme de paille" et ce dans une imprécision totale sans jamais clarifier qui sont au juste les auteurs/travaux illustrant la pensée dénoncée. L'intersectionnalité n'est pas la seule perspective à se trouver de cette façon sur la sellette; les idées reçues sur "queer" abondent aussi et sont véhiculées par les chercheur-e-s qui le taxent d'antimatérialisme, ce qui fait preuve d'une méconnaissance profonde de l'état des savoirs, par exemple du courant Queer of color critique qui s'inscrit dans une analyse foncièrement matérialiste. 3) IRESMO : Si les théories de l’intersectionnalité ont déconstruit l’unité des classes sociales, en particulier celle de la classe de sexe, pour autant peut-on considérer selon vous qu’elles conduisent à re-substantialiser des identités minoritaires par le biais de politiques de la reconnaissance ? A l’inverse, la déconstruction radicale des identités ne conduirait-elle pas à un émiettement sans fin des revendications et des luttes ? Sirma Bilge : La déconstruction des prétendues unités n'a rien de déplorable, et l'intersectionnalité n'est pas la seule à avoir contribué à cela: l'épistémologie féministe a bel et bien contribué à déconstruire l'unité (du sujet) de la connaissance avec la théorie du point de vue (standpoint theory) et des connaissances situées, le postcolonialisme a problématisé à juste titre les politiques de la voix et de la représentation (Qui parle? Qui est entendu? Qui est le sujet connaissant? Qui est l'objet de connaissance et de représentation?). Un premier point qui mérite d'être soulevé et confronté est que cet argument d'émiettement sans fin qui est fréquemment posé n'expose jamais son propre point d'énonciation (speaking position). C'est la lutte de qui au juste? N'y a-t-il pas dans cela un argument anxieux qui brouille sa propre politique de localisation et dissimule les rapports de force en jeu? En admettant qu'il y a émiettement, il y a lieu de demander pourquoi celui-ci serait sans fin. Les rapports de pouvoir socialement significatifs sont-ils sans fin? La réponse est non. Force est de constater que la "liste" des axes dont les analyses intersectionnelles tiennent compte depuis deux décennies est somme toute assez stable. Sans vouloir offenser qui que ce soit, je dois tout de même signaler que cette idée d'un émiettement sans fin contribue à véhiculer une vision caricaturale de l'intersectionnalité, l'image d'une liste de shopping qui finirait par un etc tourné en dérision, qui l'amalgame avec une déconstruction radicale qu'elle n'a jamais été, ni prétendue de l'être. Il faut à mon avis souligner à cet égard que l'intersectionnalité n'est pas à confondre avec un anti-essentialisme sans nuance, refusant catégoriquement tout essentialisme, fusse-t-il stratégique. Il est lieu de rappeler que les origines de l'intersectionnalité sont étroitement liées aux efforts de créer une position de sujet politique viable pour les membres des groupes qui ne sont pas représentés ou sont mal représentés dans les mouvements progressistes existants. Une posture anti-essentialiste sans nuance est très peu compatible avec la praxis intersectionnelle qui distingue les usages contre-hégémoniques des identités par les groupes opprimés des usages hégémoniques des identités. Par ailleurs, comme Kimberlé Crenshaw nous le rappelle déjà en 1991 l'anti-essentialisme ne sert pas forcément des finalités progressistes et de justice sociale et peut très bien être mis au service des forces réactionnaires protectrices des privilèges, comme c'est le cas dans la délégitimation par la droite républicaine des politiques d'accès à l'égalité (affirmative action).7 Ainsi, l'anti-essentialisme peut très bien être un outil de délégitimation des mouvements de justice sociale qui mobilisent des identités pour formuler leurs demandes, ainsi que des politiques d'équité. L'intersectionnalité ne doit pas être confondue avec cette posture. Un tel amalgame peut aussi conduire à d'autres formes de délégitimation. Je donnerai en exemple une situation que j'ai observée lors d'une conférence où une chercheure française blanche affirme dans sa présentation la non pertinence de la culture, de la différence culturelle, dans les recherches et les politiques luttant contre les violences faites aux femmes. Elle insiste sur les dangers de l'essentialisme culturel qui dériverait dangereusement vers le culturalisme et le racisme culturel, si on se focalise sur la culture de l'autre, du minoritaire. Pendant la période d'échange, elle reçoit deux réactions, avec beaucoup de prévenance, de la part de deux chercheures africaines, du Cameroun et du Sénégal. Celles-ci font valoir que la violence faite aux femmes dans leurs sociétés est profondément ancrée dans la culture qui sert dans beaucoup de cas à légitimer la violence. Selon elles, écarter cette fonction normalisatrice de la violence que la culture joue dans ce contexte n'aiderait en rien aux luttes de ces femmes. La conférencière répond, comme si ces dernières n'étaient pas intervenues. Elle répète sa ligne argumentaire, que la prise en compte de la culture conduit inévitablement à l'essentialisme culturel et aux stéréotypes racistes. Elle se prévaut de la perspective intersectionnelle ou sa proche parenté française, ce qu'elle nomme l'articulation des rapports sociaux, comme le principe qui guide son étude. Cet échange me laisse perplexe; je me demande quand au juste l'intersectionnalité est devenue un obstacle à entendre l'autre, alors même qu'elle était supposée améliorer notre capacité d'écoute de l'autre ou comme dirait Les Back, notre "oreille sociologique". Utiliser l'intersectionnalité pour dire que tout intérêt porté à la culture ouvre la dérive vers le culturalisme est faux. Il existe des travaux intersectionnels qui problématisent la culture majoritaire aussi, par exemple "la culture du viol" (par exemple dans les campus universitaires aux Etats-Unis) comme climat dominant qui conduit à blâmer la victime (par son comportement, par ses vêtements, elle l'aurait cherché), à minimiser, voire à excuser, le viol. La question de l'émiettement des luttes en pose aussi une autre, celle de la construction des solidarités viables entre les luttes. Pour beaucoup de chercheurs et militants qui s'intéressent à cette question, le versant politique de l'intersectionnalité est coalition politics , les politiques de coalition, un sujet sur lequel il y a beaucoup d'écrits. La question est épineuse et ne date pas d'hier; elle renvoie aux rapports de force qui sont au cœur de la représentation. L'idée des solidarités intersectionnelles poursuit un idéal des collaborations non-oppressives et problématise les déclarations d'ouverture, d'inclusion et de "générosité": qui est appelé à joindre le mouvement ? Selon les termes établis par qui? En d'autres mots, sur le dos de qui sont construites les coalitions? L'anthologie bien connue This Bridge Called My Back, des féministes de couleur (Chicana, Black, Latina, Native American, Asian American) publiée en 1981 (Persephone Press) fait directement allusion à cela; le poème intitulé "The Bridge Poem" de Donna Kate Rushin (voir le dernier numéro des Cahiers du CEDREF, dirigé par Paola Bacchetta et Jules Falquet, pour une traduction en français) capte magistralement le poids inégalement partagé, le travail émotionnel (emotional labour) des coalitions. Cette question n'est pas à débattre entre académiques mais à travailler concrètement à travers et au-delà des divisions des mouvements, des séparations et hiérarchisations des milieux académiques et militants. Elle implique une éthique d'alliance et de coalition non-oppressive, une vigilance permanente et autocritique des pratiques qui ne sont pas à l'abri de mauvaises représentations, de confiscations de la parole, d'inclusion instrumentale (tokenism) etc., aussi bien intentionnées qu'elles puissent être. Les exemples sont multiples –j'en ai discuté de quelques uns dans "Developing Intersectional Solidarities" (2012, voir le lien internet). Je suis impliquée dans des réseaux regroupant des chercheurEs et des militantEs et je tâche de contribuer à une meilleure compréhension des enjeux qui entourent la question des politiques de coalition en faisant entrer, avec d'autres, ces problématiques (vues comme trop) militantes dans les lieux où elles ne figurent pas d'habitude. J'ai par exemple organisé cette année deux sessions regroupant militants et universitaires.8 Lire la deuxième partie de l'entretien 1 Voir par exemple l'étude empiriquement bien appuyée de Jane Ward (Respectably Queer: Diversity Culture in LGBT Activist Organizations, Vanderbilt UP, 2007) sur la cooptation de l'intersectionnalité pour accroitre la compétitivité de son organisme dans le contexte actuel fusionnant les valeurs économiques néolibérales avec un programme progressiste de diversité/équité libéral fondé sur les droits de la personne. 2 Pour un examen détaillé de cette double dynamique, voir prochainement Bilge (sous évaluation). 3 Voir Bilge (sous évaluation) ainsi que ma conférence en plénière "Intersectionnalité à l'heure et à l'épreuve de la culture de diversité" donnée dans le cadre du 6ème Congrès international des recherches féministes francophones, Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité. Université de Lausanne, 29 août-2 septembre 2012. Lausanne (qui doit être mise en ligne). 4 Voir par exemple Crenshaw, Kimberlé. 2011. "Postscript", dans Helma Lutz, Maria Teresa Herrera Vivar & Linda Supik (eds). Framing Intersectionality. Debates on a Multi-Faceted Concept in Gender Studies. Ashgate. Pp. 221-233; Patricia Hill-Collins communication personnelle avec l'auteure (septembre 2012), aussi pour une brève discussion de la transformation de l'intersectionnalité dans l'académie néolibérale, voir Collins, Patricia Hill. 2009. "Foreword. Emerging Intersections: Building Knowledge and Transforming Institutions!", IN B. Thornton-Dill et R. Enid-Zambana (eds) Emerging Intersections. Race, Class and Gender in Theory, Policy and Practice,. New Brunswick, NJ: Rutgers UP, VII-XIII. 5 Goldberg, David Theo, 2009. The Threat of Race. Reflections on Racial Neoliberalism (Wiley-Blackwell), p. 154, ma traduction. 6 Voir Collins, Patricia Hill, 2000, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment. 2nd ed. Routledge; 2009, Another Kind of Public Education. Race, Schools, the Media and Democratic Possibilities. Beacon Press. 7 Voir Crenshaw, Kimberlé. 1991. "Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color." Stanford Law Review, vol. 43: 1241-1299. 8 Par exemple, le panel "Confronting the racial habitus of multi-issue politics and of being 'white allies' " que j'ai organisé dans le cadre de la 9ème conférence internationale Crossroads in Cultural Studies (Paris, 2-6 juillet 2012), ou encore la session "The ethics of intersectional politics and the challenges to alliances and coalition building in and outside academe" que j'ai organisé dans le cadre de: 2nd International Sociological Association’s World Forum of Sociology World Forum of Sociology: Social Justice and Democratization (Buenos Aires, Argentine, 1-4 Août 2012) qui a permis une discussion de ces questions avec des perspectives Nord/Sud.
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(Entretien en deux parties avec la sociologue Sirma Bilge) Repolitiser l'intersectionnalité ! Première Partie Sirma Bilge est professeure agrégée au Département de Sociologie de l’Université de Montréal où elle poursuit des travaux sur l’intersectionnalité, les collusions contemporaines entre la gouvernementalité de l'immigration/l'intégration et les politiques de genre et sexualités à partir des perspectives théoriques critiques puisant dans l'intersectionnalité, les approches post-/dé-coloniales, Critical Race Theory et Queer of color critique. Elle est membre élu des conseils exécutifs des comités de recherche de l'Association internationale de sociologie (ISA) sur "Racisme, nationalisme et relations ethniques" (RC05) et "Femmes et société" (RC32), ainsi que l'éditrice associée du Journal of Intercultural Studies. Quelques publications récentes ou à venir sont: Bilge, Sirma (sous évaluation). "Intersectionality Undone: Saving Intersectionality from Feminist Intersectionality Studies", (K. Crenshaw ed.), special issue, Du Bois Review: Social Science Research on Race, Cambridge Journals. Bilge, Sirma (à paraître). "Racialized Governmentality: An Analytics of Accommodation. Reading the Racial Subtext of the Quebecois Accommodation Debate" Politikon. South-African Journal of Political Studies (accepté pour publication). Bilge, Sirma, 2012, "Mapping Quebecois Sexual Nationalism in Times of Crisis of Reasonable Accommodations" Journal of Intercultural Studies 33(3): 303-318. Bilge, Sirma & Paul Scheibelhofer, 2012, "Unravelling the New Politics of Racialised Sexualities: Introduction" Journal of Intercultural Studies 33(3): 255-259. Bilge, Sirma. 2012. "Developing Intersectional Solidarities: A Plea for Queer Intersectionality", in Malinda Smith & Fatima Jaffer (eds), Beyond the Queer Alphabet: Conversations in Gender, Sexuality and Intersectionality. Teaching Equity Matters E-book series, University of Alberta, Canada. http://www.fedcan.ca/en/blog/developing-intersectional-solidarities-plea-queer-intersectionalityx Bilge, Sirma, 2011, "De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe", L'Homme et la société, no. 176-177, 2010/2-3, 43-64. Bilge, Sirma, 2010a, "Beyond Subordination vs. Resistance: An Intersectional Approach to the Agency of Veiled Muslim Women", Journal of Intercultural Studies 31(1): 9-28. Bilge, Sirma, 2010b, " 'alors que nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi' : la patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre dans une 'nation' en quête de souveraineté', Sociologie et Sociétés 42(1): 197-226. Bilge, Sirma & Olivier Roy, 2010c, "La discrimination intersectionnelle: naissance et développement d’un concept et les paradoxes de sa mise en application en droit antidiscriminatoire" Canadian Journal of Law and Society 25(1): 51-74. Bilge, Sirma & Ann Denis, 2010d, "Introduction: Women, Intersectionality and Diasporas", Journal of Intercultural Studies 31(1): 1-8. Bilge, Sirma, 2010e, "Recent Feminist Outlooks on Intersectionality", Diogenes no. 225: 58-72 (traduction de l'article publié en français en 2009). Bilge, Sirma, 2009, "Théorisations féministes de l'intersectionnalité", Diogène no. 225, janvier-mars: 158-176. 1) IRESMO : Les théories de l’intersectionnalité constituent un courant théorique important en particulier en Amérique du nord, alors qu’il s’agit d’un champ de recherche encore relativement peu développé en France. Comment définiriez-vous cette notion d’intersectionnalité ? Sirma Bilge : Afin de dégager les contours de ma propre compréhension de l'intersectionnalité ainsi que l'usage que j’en fais, je dois d'abord souligner l'importance que j'accorde à ne pas dissocier la "théorie" de l’action politique, car il s'agit à mes yeux d'un outil de lutte forgé dans l'esprit de l'aphorisme bien connu d'Audre Lorde: 'les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maitre' (master's tools will never dismantle master's house). Il s'agit donc d'une manière de penser et d'agir sur les rapports de domination, et ce au-delà de la dichotomie structure/culture. Profondément ancrée dans une perspective de justice sociale, sa prémisse de base, désormais bien connue du public averti, est le caractère enchevêtré des rapports de pouvoir, qui sont toujours dotés des spécificités spatio-temporelles, laquelle s'accompagne d'un engagement normatif de la prise en compte de ces imbrications tant dans la recherche que dans l'activisme, la diffusion des savoirs, la pédagogie, l'intervention auprès des pouvoirs publics (analyse des politiques publiques, des outils d'intervention) etc.. La dimension proprement scientifique de l'intersectionnalité doit rester, à mes yeux, étroitement lié à ce côté pragmatique et politique. Je dois insister sur ce point dans la mesure où je note une dérive de l'intersectionnalité, particulièrement marquée en contexte européen, vers un académisme abstrait, qui se complait dans des discussions d'ordre purement théorique voire méta-théorique sans prise avec la recherche empirique, ni avec ce qui se passe dans les milieux de pratique où l'intersectionnalité est (ré)interprétée et déployée à des fins diverses et pas forcément contre-hégémoniques1. Bien entendu, cette dérive doit être en soi un objet d'analyse intersectionnel qui interrogerait les conditions matérielles et idéelles qui sous-tendent son "introduction" (qui requiert souvent une traduction) dans un nouveau contexte national. Il faut demander quels sont les acteurs locaux qui bénéficient (sur le plan de leur carrière) de cette "introduction", quels savoirs locaux se trouvent légitimés par cette "nouveauté" et quels acteurs locaux et savoirs locaux se trouvent exclus ou marginalisés. Aussi, faut-il interroger les rapports de force en jeu dans la sélection même des auteurs et textes à introduire/traduire, qui seront en quelque sorte canonisés, mais aussi fossilisés du fait d'une réception académique ambivalente qui les honore et les neutralise politiquement d'un même souffle.2 Face à une circulation accrue et à grande échelle de l'intersectionnalité, qui ne se passe pas sans opportunisme, il me paraît indispensable de se pencher sur ces politiques d'introduction et de traduction, qui dans bien des contextes participent à la dépolitisation et au blanchissement de l'intersectionnalité.3 Ces pratiques d'appropriation et de détournement qui neutralisent l'intersectionnalité sur le plan politique sont devenues une préoccupation centrale pour moi, laquelle marquera, vous le constaterez, les réponses que je donnerai à vos questions. Quand en tant qu'universitaire étranger, on est invité à intervenir dans les débats sur l'intersectionnalité qui se déroulent dans un contexte national dont les enjeux locaux nous échappent en grande partie, il me semble qu'il faut être doublement attentif. Dans quel sens cette intervention sera-t-elle utilisée? Dans un sens qui empower ou disempower des savoirs subjugués et desacteurs marginalisés? Je crois avoir développé ces dernières années, à force d'expériences révélatrices, un plus grand sens de responsabilité et d'accountability (imputabilité) quant aux effets de mes propres interventions, si de façon involontaire, elles contribuent ou non à dépolitiser l'intersectionnalité et à la blanchir. Je pense qu'il faut repolitiser l'intersectionnalité, renouveler l'engagement normatif à son fondement comme praxis politique et confronter les tendances dominant les débats dans certains cercles universitaires qui l'éviscèrent littéralement de son potentiel politique. Il est d'ailleurs fort éloquent que deux figures clés de l'intersectionnalité, Kimberlé Crenshaw et Patricia Hill-Collins, avouent ne plus reconnaître ce qu'est devenu dans ces débats européens l'outil qu'elles ont contribué à forger avec d’autres féministes de couleur.4 Si l'intersectionnalité à l'européenne est devenue méconnaissable aux yeux de celles que nous considérons à juste titre comme les architectes de cette approche, cette situation découle pour une bonne partie de l'évacuation de la pensée critique raciale de l'appareillage de l'intersectionnalité dans ce contexte où elle est surtout utilisée au sein des gender studies encore largement dominé par un féminisme académique et institutionnalisé ne problématisant pas son habitus racial, le privilège blanc – un contexte caractéristique de ce que David Theo Goldberg nomme l'européanisation raciale où la race est le fondement tacite. Pour Goldberg, l'Europe commence à exemplifier "ce qui se produit lorsqu'aucune catégorie n'est disponible pour nommer une série d'expériences qui sont liées dans leur production ou du moins dans leur modulation historique et symbolique, de façon expérientielle et politique, aux arrangements et engagements raciaux"5. En prenant le cas de la France par exemple où mon intervention sera diffusée, si urgence est, elle se trouve à mes yeux non pas dans la question de oui ou non l'intersectionnalité participe à une fragmentation prétendue des luttes sociales en raison du travail de déconstruction et/ou des-essentialisation opérées par des théories poststructuralistes, mais bien comment elle peut servir pour sortir de l'impasse des luttes antiracistes libérales et de leur corruption actuelle par une politique de la droite ultra désormais devenue mainstream qui véhicule à grande échelle le mythe d'un "racisme anti-blanc", appelé "reverse racism" dans le contexte anglophone. Je suis ébranlée par la situation raciale actuelle où par exemple à l'Université de Texas à Austin, une étudiante blanche porte en toute légalité plainte contre l'administration universitaire en alléguant d'être victime de racisme anti-blanc, d'être discriminée en tant que blanche car elle ne peut pas profiter des mesures d'équité destinées aux groupes "historiquement désavantagés", alors même que dans la même université, des attaques racistes récurrentes, les ballons remplis à l'eau de javel, ciblent les étudiants non-blancs, ne conduisent pas à une sensibilisation générale que nous sommes loin d'être dans l'époque supposément post-raciale. La France nous fournit aussi matière à indignation, ce qui n'est pas pour moi une posture non scientifique, bien au contraire. Ainsi un ministre peut parler de l'inégalité des civilisations en toute impunité alors que des figures de lutte contre le racisme anti-musulman comme Houria Bouteldja ou Saïd Bouamama sont traduits en justice pour racisme anti-blanc. L'intersectionnalité, dans sa version non blanchie où l'analyse des rapports sociaux de race n'est pas optionnelle, rend possible une praxis antiraciste radicale qui s'impose dans ces contextes de déni ou de détournement. 2) IRESMO : Une des controverses qui anime ce champ de recherche consiste à s’interroger sur le fait de savoir si l’on doit le situer dans la continuité des théories post-structuralistes insistant sur les dimensions culturelles ou dans la filiation de la théorie marxiste centrée sur les rapports sociaux économiques. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ? Sirma Bilge : Je ne suis pas convaincue que cette question soit une controverse centrale du champ d'études intersectionnelles du moins pas dans le contexte nord-américain et britannique où j'ai le plus de contacts. Recadrer l'intersectionnalité de telle façon qu'elle serait traversée, structurée par cette opposition entre le discursif et le matériel (la culture et l'économie) c'est faire fi de tout un pan de la littérature qui l'a dépassée. C'est aussi couper l'herbe sous le pied des groupes et mouvements de subalternes qui l'ont aussi dépassé dans leurs actions fondées sur les politiques de positionnalité (que l'on aurait tort de disqualifier comme identitaire ou essentialiste) mais luttant contre les discriminations structurelles: le PIR (Parti des Indigènes de la République) en est un exemple à mes yeux. Je refuse d'aligner ma pensée à ces dichotomies doxiques. Une manière non doxique et peut-être contre-hégémonique d'aborder cette question serait de ne pas la lire sous le signe de la controverse mais de la pluralité des perspectives qui se prévalent de l'intersectionnalité, et surtout de faire voir la littérature foisonnante qui dépasse cette dichotomie, en combinant dans leurs analyses non seulement le structurel et le culturel, mais aussi la dimension disciplinaire (qui doit beaucoup à Foucault et aux perspectives critiques de biopolitique et de gouvernementalité) et la dimension interpersonnelle d'inspiration plus interactionniste. On trouve ainsi dans les travaux de Patricia Hill-Collins, un analytique du pouvoir complexe, comprenant quatre domaines: structurel, culturel (ou hégémonique), disciplinaire et interpersonnel.6 Je ne peux discuter en détail ici de l'état avancé de la littérature intersectionnelle sur cette question, lequel est visiblement mal connu en France, si on se fie aux portraits approximatifs et caricaturaux proposés qui font faire/dire à l'intersectionnalité ce qu'elle ne fait/dit pas (par exemple réduire la classe à une catégorie identitaire ou encore comme catégorie discursive de classement); je me contenterai de faire allusion à un des sous-thèmes de cette vaste littérature, la justice reproductive, et de citer quelques ouvrages dont les analyses intersectionnelles dépassent de façon très convaincante et enrichissante le faux dilemme culture/structure: Dorothy Roberts Killing the Black Body: Race, Reproduction and the Meaning of Liberty (Pantheon Books, 1997); Ange-Marie Hancock The Politics of Disgust: The Public Identity of the Welfare Queen (New York University Press, 2004), et le livre magistral de Harriet A. Washington qui ne porte qu'en partie sur la question des droits reproductifs, Medical Apartheid: The Dark History of Medical Experimentation from Colonial Times to the Present (Doubleday, 2006). Les analyses proposées dans ces travaux allient l'exploitation (dans la plantation d'antan comme sur le marché du temps présent, en liberté ou en captivité –en prison) et la domination juridique, sociopolitique et culturelle –par exemple les liens entre les discours et représentations hégémoniques de la sexualité prétendue pathologique (hypersexualité) des jeunes femmes noires, de leur maternité supposée indigne, etc. sur les politiques et les pratiques d'aide sociale (welfare) qui les ciblent, sur le travail forcé, la stérilisation imposée... La complexité de cette littérature mérite d'être connue et reconnue pour en finir avec cette opposition (matériel/symbolique) qui confine la pensée dans un débat entre académiques où chacun s'enrôle dans une défense acharnée de son camp et n'hésite pas à caricaturer le camp adverse par le biais d'arguments de type "homme de paille" et ce dans une imprécision totale sans jamais clarifier qui sont au juste les auteurs/travaux illustrant la pensée dénoncée. L'intersectionnalité n'est pas la seule perspective à se trouver de cette façon sur la sellette; les idées reçues sur "queer" abondent aussi et sont véhiculées par les chercheur-e-s qui le taxent d'antimatérialisme, ce qui fait preuve d'une méconnaissance profonde de l'état des savoirs, par exemple du courant Queer of color critique qui s'inscrit dans une analyse foncièrement matérialiste. 3) IRESMO : Si les théories de l’intersectionnalité ont déconstruit l’unité des classes sociales, en particulier celle de la classe de sexe, pour autant peut-on considérer selon vous qu’elles conduisent à re-substantialiser des identités minoritaires par le biais de politiques de la reconnaissance ? A l’inverse, la déconstruction radicale des identités ne conduirait-elle pas à un émiettement sans fin des revendications et des luttes ? Sirma Bilge : La déconstruction des prétendues unités n'a rien de déplorable, et l'intersectionnalité n'est pas la seule à avoir contribué à cela: l'épistémologie féministe a bel et bien contribué à déconstruire l'unité (du sujet) de la connaissance avec la théorie du point de vue (standpoint theory) et des connaissances situées, le postcolonialisme a problématisé à juste titre les politiques de la voix et de la représentation (Qui parle? Qui est entendu? Qui est le sujet connaissant? Qui est l'objet de connaissance et de représentation?). Un premier point qui mérite d'être soulevé et confronté est que cet argument d'émiettement sans fin qui est fréquemment posé n'expose jamais son propre point d'énonciation (speaking position). C'est la lutte de qui au juste? N'y a-t-il pas dans cela un argument anxieux qui brouille sa propre politique de localisation et dissimule les rapports de force en jeu? En admettant qu'il y a émiettement, il y a lieu de demander pourquoi celui-ci serait sans fin. Les rapports de pouvoir socialement significatifs sont-ils sans fin? La réponse est non. Force est de constater que la "liste" des axes dont les analyses intersectionnelles tiennent compte depuis deux décennies est somme toute assez stable. Sans vouloir offenser qui que ce soit, je dois tout de même signaler que cette idée d'un émiettement sans fin contribue à véhiculer une vision caricaturale de l'intersectionnalité, l'image d'une liste de shopping qui finirait par un etc tourné en dérision, qui l'amalgame avec une déconstruction radicale qu'elle n'a jamais été, ni prétendue de l'être. Il faut à mon avis souligner à cet égard que l'intersectionnalité n'est pas à confondre avec un anti-essentialisme sans nuance, refusant catégoriquement tout essentialisme, fusse-t-il stratégique. Il est lieu de rappeler que les origines de l'intersectionnalité sont étroitement liées aux efforts de créer une position de sujet politique viable pour les membres des groupes qui ne sont pas représentés ou sont mal représentés dans les mouvements progressistes existants. Une posture anti-essentialiste sans nuance est très peu compatible avec la praxis intersectionnelle qui distingue les usages contre-hégémoniques des identités par les groupes opprimés des usages hégémoniques des identités. Par ailleurs, comme Kimberlé Crenshaw nous le rappelle déjà en 1991 l'anti-essentialisme ne sert pas forcément des finalités progressistes et de justice sociale et peut très bien être mis au service des forces réactionnaires protectrices des privilèges, comme c'est le cas dans la délégitimation par la droite républicaine des politiques d'accès à l'égalité (affirmative action).7 Ainsi, l'anti-essentialisme peut très bien être un outil de délégitimation des mouvements de justice sociale qui mobilisent des identités pour formuler leurs demandes, ainsi que des politiques d'équité. L'intersectionnalité ne doit pas être confondue avec cette posture. Un tel amalgame peut aussi conduire à d'autres formes de délégitimation. Je donnerai en exemple une situation que j'ai observée lors d'une conférence où une chercheure française blanche affirme dans sa présentation la non pertinence de la culture, de la différence culturelle, dans les recherches et les politiques luttant contre les violences faites aux femmes. Elle insiste sur les dangers de l'essentialisme culturel qui dériverait dangereusement vers le culturalisme et le racisme culturel, si on se focalise sur la culture de l'autre, du minoritaire. Pendant la période d'échange, elle reçoit deux réactions, avec beaucoup de prévenance, de la part de deux chercheures africaines, du Cameroun et du Sénégal. Celles-ci font valoir que la violence faite aux femmes dans leurs sociétés est profondément ancrée dans la culture qui sert dans beaucoup de cas à légitimer la violence. Selon elles, écarter cette fonction normalisatrice de la violence que la culture joue dans ce contexte n'aiderait en rien aux luttes de ces femmes. La conférencière répond, comme si ces dernières n'étaient pas intervenues. Elle répète sa ligne argumentaire, que la prise en compte de la culture conduit inévitablement à l'essentialisme culturel et aux stéréotypes racistes. Elle se prévaut de la perspective intersectionnelle ou sa proche parenté française, ce qu'elle nomme l'articulation des rapports sociaux, comme le principe qui guide son étude. Cet échange me laisse perplexe; je me demande quand au juste l'intersectionnalité est devenue un obstacle à entendre l'autre, alors même qu'elle était supposée améliorer notre capacité d'écoute de l'autre ou comme dirait Les Back, notre "oreille sociologique". Utiliser l'intersectionnalité pour dire que tout intérêt porté à la culture ouvre la dérive vers le culturalisme est faux. Il existe des travaux intersectionnels qui problématisent la culture majoritaire aussi, par exemple "la culture du viol" (par exemple dans les campus universitaires aux Etats-Unis) comme climat dominant qui conduit à blâmer la victime (par son comportement, par ses vêtements, elle l'aurait cherché), à minimiser, voire à excuser, le viol. La question de l'émiettement des luttes en pose aussi une autre, celle de la construction des solidarités viables entre les luttes. Pour beaucoup de chercheurs et militants qui s'intéressent à cette question, le versant politique de l'intersectionnalité est coalition politics , les politiques de coalition, un sujet sur lequel il y a beaucoup d'écrits. La question est épineuse et ne date pas d'hier; elle renvoie aux rapports de force qui sont au cœur de la représentation. L'idée des solidarités intersectionnelles poursuit un idéal des collaborations non-oppressives et problématise les déclarations d'ouverture, d'inclusion et de "générosité": qui est appelé à joindre le mouvement ? Selon les termes établis par qui? En d'autres mots, sur le dos de qui sont construites les coalitions? L'anthologie bien connue This Bridge Called My Back, des féministes de couleur (Chicana, Black, Latina, Native American, Asian American) publiée en 1981 (Persephone Press) fait directement allusion à cela; le poème intitulé "The Bridge Poem" de Donna Kate Rushin (voir le dernier numéro des Cahiers du CEDREF, dirigé par Paola Bacchetta et Jules Falquet, pour une traduction en français) capte magistralement le poids inégalement partagé, le travail émotionnel (emotional labour) des coalitions. Cette question n'est pas à débattre entre académiques mais à travailler concrètement à travers et au-delà des divisions des mouvements, des séparations et hiérarchisations des milieux académiques et militants. Elle implique une éthique d'alliance et de coalition non-oppressive, une vigilance permanente et autocritique des pratiques qui ne sont pas à l'abri de mauvaises représentations, de confiscations de la parole, d'inclusion instrumentale (tokenism) etc., aussi bien intentionnées qu'elles puissent être. Les exemples sont multiples –j'en ai discuté de quelques uns dans "Developing Intersectional Solidarities" (2012, voir le lien internet). Je suis impliquée dans des réseaux regroupant des chercheurEs et des militantEs et je tâche de contribuer à une meilleure compréhension des enjeux qui entourent la question des politiques de coalition en faisant entrer, avec d'autres, ces problématiques (vues comme trop) militantes dans les lieux où elles ne figurent pas d'habitude. J'ai par exemple organisé cette année deux sessions regroupant militants et universitaires.8 Lire la deuxième partie de l'entretien 1 Voir par exemple l'étude empiriquement bien appuyée de Jane Ward (Respectably Queer: Diversity Culture in LGBT Activist Organizations, Vanderbilt UP, 2007) sur la cooptation de l'intersectionnalité pour accroitre la compétitivité de son organisme dans le contexte actuel fusionnant les valeurs économiques néolibérales avec un programme progressiste de diversité/équité libéral fondé sur les droits de la personne. 2 Pour un examen détaillé de cette double dynamique, voir prochainement Bilge (sous évaluation). 3 Voir Bilge (sous évaluation) ainsi que ma conférence en plénière "Intersectionnalité à l'heure et à l'épreuve de la culture de diversité" donnée dans le cadre du 6ème Congrès international des recherches féministes francophones, Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité. Université de Lausanne, 29 août-2 septembre 2012. Lausanne (qui doit être mise en ligne). 4 Voir par exemple Crenshaw, Kimberlé. 2011. "Postscript", dans Helma Lutz, Maria Teresa Herrera Vivar & Linda Supik (eds). Framing Intersectionality. Debates on a Multi-Faceted Concept in Gender Studies. Ashgate. Pp. 221-233; Patricia Hill-Collins communication personnelle avec l'auteure (septembre 2012), aussi pour une brève discussion de la transformation de l'intersectionnalité dans l'académie néolibérale, voir Collins, Patricia Hill. 2009. "Foreword. Emerging Intersections: Building Knowledge and Transforming Institutions!", IN B. Thornton-Dill et R. Enid-Zambana (eds) Emerging Intersections. Race, Class and Gender in Theory, Policy and Practice,. New Brunswick, NJ: Rutgers UP, VII-XIII. 5 Goldberg, David Theo, 2009. The Threat of Race. Reflections on Racial Neoliberalism (Wiley-Blackwell), p. 154, ma traduction. 6 Voir Collins, Patricia Hill, 2000, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment. 2nd ed. Routledge; 2009, Another Kind of Public Education. Race, Schools, the Media and Democratic Possibilities. Beacon Press. 7 Voir Crenshaw, Kimberlé. 1991. "Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color." Stanford Law Review, vol. 43: 1241-1299. 8 Par exemple, le panel "Confronting the racial habitus of multi-issue politics and of being 'white allies' " que j'ai organisé dans le cadre de la 9ème conférence internationale Crossroads in Cultural Studies (Paris, 2-6 juillet 2012), ou encore la session "The ethics of intersectional politics and the challenges to alliances and coalition building in and outside academe" que j'ai organisé dans le cadre de: 2nd International Sociological Association’s World Forum of Sociology World Forum of Sociology: Social Justice and Democratization (Buenos Aires, Argentine, 1-4 Août 2012) qui a permis une discussion de ces questions avec des perspectives Nord/Sud.
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The life story of Mrs. Daisy Sweeney, an African Canadian native of Montreal, Quebec, helps fill a void in the historical documentation of Montreal Blacks (especially female elders). Of particular significance is her prominence as a music educator and othermother during her life. The current literature on African Canadian othermothering experiences is not synonymous with both White or African American females and inclusion of their voices in academic, as well as mainstream spaces, is virtually non-existent. This dissertation asks: What did it mean to be a first generation 'Negro' working class bilingual female in a largely hostile White francophone Quebec metropolis in the early 20th Century? How can her narratives help shape and inform life history and African Canadian othermothering research? My sojourn with Mrs. Daisy Sweeney referenced African centered epistemology in my conceptual understanding of herself and community mothering. Capturing her conversations meant engaging with multiple methodologies articulated through African oral traditions, life history, archival canons and interdisciplinary inquiries. It is striking to note that there were not only certain tensions associated with memory loss and physical limitations (prompted by the aging process) that destabilized and enriched our 'interactive' communication, but also revealed a rupture and reversal of the participant/researcher dynamic. In spite of blatant racial discrimination that plagued Montreal's Black communities during that time, Daisy Sweeney fulfilled a life-long dream and taught hundreds of children the canon of classical piano for over 50 years. She lived her voice through her music, finding ways to validate her own identity and empowering others in the process. She used the musical stage as her platform to draw invaluable connections between race, gender, language and social class. Daisy Sweeney's generation of othermothers is dying out and, as the carriers of culture, the urgency to tell their stories must be emphasized. The account respects, reclaims and reflects those voices. It is time to write in African Canadian female elders and diversify the exclusionary genre of life history and archival research.
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Le présent mémoire s'intéresse aux représentations de la colère dans la littérature des femmes africaines-américaines du 20e siècle. Il cherche à comprendre de quelles manières cette émotion taboue et honteuse investit Passing de Nella Larsen, Sula de Toni Monison et Push de Sapphire, trois œuvres écrites à différentes époques-clés de l'histoire littéraire noire états-unienne au féminin (les années 1920 et la Renaissance de Harlem; les années 1970 et l'émergence du féminisme noir et de sa critique littéraire; les années 1990 et la consécration institutionnelle des black women's studies). Il s'agit de voir comment, dans ces romans où prédominent des enjeux liés aux oppressions de sexe, de race et de classe, la colère joue le rôle de moteur textuel, d'émotion-source : elle dirige les actions et propos des personnages, dirige les intrigues, dirige l'écriture. Elle semble ainsi constituer une impulsion, un paradigme traversant la tradition littéraire féministe noire. L'étude d'un corpus diachronique permet d'entrevoir une évolution singulière : le passage d'une colère nommée et thématisée à une colère-discours. La colère constituant une émotion du désordre et du spectaculaire, j'analyse les stratégies narratives qui permettent de faire surgir l'excès et le théâtral dans les œuvres à l'étude. Ma réflexion se décline en quatre temps. Je me penche dans un premier chapitre sur les articulations entre rapports d'oppression et colère. J'interroge les liens entre sexe et colère, puis entre race et colère, pour enfin présenter les fondements théoriques du féminisme noir et les écrits de féministes noires sur la question. Les trois autres chapitres sont consacrés aux romans analysés : le deuxième traite de Passing et de la colère qui prend possession de l'intrigue grâce à quelques stratégies du double; le troisième montre que la colère, dans Sula, se manifeste selon deux mouvements simultanés (une transmission entre plusieurs générations de personnages et un détournement dans la narration) et par le recours à la métaphore du feu; le quatrième s'intéresse à Push et à son esthétique de l'excès, laquelle imprègne à la fois les corps des protagonistes et la narration. ______________________________________________________________________________ MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : colère, excès, violence, littérature afro-américaine, littérature américaine, féminisme noir, Nella Larsen, Toni Morrison, Sapphire.
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Intervention majeure dans les domaines de la théorie critique de la race, du féminisme noir et de la théorie queer, The Erotic Life of Racism soutient que les analyses théoriques et politiques de la race ont largement échoué à comprendre et à décrire la profonde banalité du racisme et la manière dont il fonctionne comme une pratique quotidienne. Si le racisme a un quotidien, comment reste-t-il si puissant tout en masquant sa présence même ? Pour répondre à cette question, Sharon Patricia Holland entre dans le territoire de l'érotique, comprenant la pratique du racisme comme constitutive de la pratique de l'être racial et du choix érotique. En mettant à nouveau l'accent sur le binaire noir/blanc, Holland revigore l'engagement critique avec la race et le racisme. Elle soutient que ce n'est qu'en mettant en dialogue la théorie critique de la race, la théorie queer et la pensée féministe noire que nous pouvons pleinement envisager la relation entre le racisme et les dimensions personnelles et politiques de notre désir. La vie érotique du racisme redirige de manière provocante notre attention vers un désir qui n'est plus indépendant du racisme mais plutôt intégré à celui-ci.
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«Les chapitres qui suivent mettent en lumière tant la parole des femmes que le discours sur les femmes, les actions et les représentations. Ils explorent la réalité quotidienne de femmes ordinaires du XIXe, jeunes et moins jeunes, mariées et célibataires, blanches et noires, au Nord comme au Sud, qui sont restées silencieuses, souvent dans l’ombre d’un mari, d’un père ou d’un maître. Leurs témoignages, les mots qu’elles ont laissés dans les sources publiques et privées, les gestes qu’elles ont posés aussi bien dans le cadre de leurs relations affectives qu’au sein de leur exploitation familiale, leur réseau social, leur travail, leur église, leur communauté urbaine ou villageoise, leur région, sont autant d’indices à décoder pour dresser un portrait nuancé et documenter la condition des femmes aux États-Unis dans toute sa diversité sociale et culturelle.»
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L'étude porte sur la question de la scolarisation des femmes et de l'éducation scolaire des filles et sur certains aspects socioculturels relevant des pratiques sociales qui entraveraient profondément la réussite scolaire des filles et excluraient les femmes du système éducatif formel. Sur le plan méthodologique, trois techniques d'investigation ont été utilisées: une étude documentaire, un questionnaire et des guides d'entrevues ont été soumis aux femmes et à des personnes ressources. Les résultats obtenus révèlent ce qui suit: 1. La division sociale du travail entre les hommes et les femmes, qui attribue aux femmes les travaux domestiques, les soins aux enfants, les élever, initier les filles aux valeurs traditionnelles, etc. n'est établie que sur les principes de la nature et de l'apparence physique de celles-ci. Étant donné qu'initialement, les femmes sont considérées comme le sexe ayant les aptitudes à pouvoir assumer facilement ces types de responsabilités. 2. Le système de la dot et les procédures du mariage selon le milieu, qui ont pour fondement la politique du système patriarcal, apparaissent comme une dette, un crédit à rembourser par le biais des divers services que les femmes rendent à leur mari et aux familles. En tel cas, pour s'accommoder aux normes sociales, pour se faire apprécier, les femmes adoptent certains comportements qui souvent les empêchent de jouir pleinement de leurs droits. 3. Le complexe d'infériorité par rapport aux hommes que les femmes intériorisent et transmettent aux filles, favorise généralement l'adoption d'une attitude de soumission totale, sinon d'esclavage, par celles-ci à l'égard de leur mari et des hommes en général. Ainsi, par peur d'être mal vu par la société, d'être jugées par leurs pairs, les femmes en viennent à accepter sans condition leur situation de dominées, d'exploitées et d'exclues du système scolaire. Pour y remédier, nous avons proposé des stratégies d'action axées sur la sensibilisation auprès des femmes par rapport à leurs droits fondamentaux, l'éducation des enfants sur une base équitable et l'application de programmes d'actions à l'endroit des différents acteurs et de la population. La prise en compte et la réalisation de ces approches de solution pourraient contribuer à améliorer les conditions pénibles de la surcharge du travail des femmes, à remédier aux conditions scolaires difficiles des filles, favorisant ainsi leur maintien aux études de même que leur réussite. ______________________________________________________________________________ MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : Patriarcat, Division sexuelle du travail, Rapports sociaux de sexes, Domination, Genre.